Contribution de Daniel Kaplan aux 3e Assises de l’économie circulaire, 27-28 juin 2017
Dans son roman 2312, Kim Stanley Robinson imagine que le chemin d’évolution de l’Humanité passe par l’occupation et la « terraformation », sous des formes très diverses, de la quasi-totalité des planètes du système solaire (ou de leurs lunes). Les déplacements sur de longues distances se font dans des astéroïdes creusés, mis en rotation pour y créer de la gravité et transformés en écosystèmes autonomes, chacun avec sa thématique : champêtre, aquatique, désertique, etc.
La technologie-clé dans ce monde est celle de la création d’écosystèmes, une forme d’« écologie synthétique » comme il existe aujourd’hui une biologie synthétique. Ces écosystèmes sont tous autonomes, ils ne cherchent pas à croître mais à ne dépendre d’aucun autre apport extérieur que la lumière du soleil. La croissance se réalise en occupant de nouveaux espaces.
Bien évidemment, cette option ne nous est pas aujourd’hui accessible, même si l’on sait que plusieurs entrepreneurs qui ont fait fortune dans le numérique ont tourné leur regard vers l’occupation humaine de la Lune et de Mars. Mais le roman de Robinson, dont on connaît l’engagement écologiste, nous invite à réfléchir sur la relation entre la technologie et l’écologie, notamment telle qu’elle s’exprime dans les récits de l’économie circulaire.
Dépasser les limites / Intégrer les limites
Pour concilier croissance et écologie, les récits de l’économie circulaire se fondent sur un peu de changement de comportements (surtout du côté des consommateurs) et beaucoup de technologies dures (énergie, numérique, biologie…) et soft (gestion). Mais il s’agit d’un mariage de contraires entre deux dynamiques reposant sur des imaginaires a prioriincompatibles : l’intégration des limites pour l’écologie, le dépassement des limites pour la technologie et le système économique dans lequel elles se développent.
La perspective technologique est celle du dépassement des limites. Il s’agit, soit de les franchir, soit de les abolir : trouver une source d’énergie infinie, réparer les écosystèmes, dépasser la rareté en fabricant à partir des atomes, dématérialiser (les informations, les objets, voire les Humains), « tuer la mort »… Et, parce que le désir fonctionne comme ça, chaque frontière passée permet d’abord d’entrevoir la prochaine.
L’écologie nous invite au contraire à intégrer les limites : (nous) contenir, réduire, et bien sûr relier les composantes de systèmes qui se veulent aussi clos que possible – la figure géométrique de l’économie « circulaire » délimite bien un territoire tourné vers lui-même et qui n’offre pas de prises à l’extérieur. Le discours est celui de la nécessité et de la raison, complété d’une esthétique de la sobriété.
Dans un système économique tout entier tourné vers le profit et la rémunération du capital, on sait ce qu’il en advient. Ce qui se dématérialise, s’éco-conçoit et se « circularise », s’analyse en gains de productivité et se réinvestit en innovation, en accroissement de la production et de la consommation. Si l’économie circulaire se limite à un projet technologique et managérial, sans autre changement de modèle, elle nourrira simplement ce mécanisme.
Mais nous n’avons pas aujourd’hui la capacité politique de changer de modèle. Peut-on, alors, espérer autre chose de la technique ?
Technologies sociales
Focalisons-nous sur le numérique. Les récits de l’économie circulaire l’intègrent avant tout dans sa dimension informatique : les odes de la fondation Ellen MacArthur à l’internet des objets[i], les espoirs sans cesse déçus de la dématérialisation, qui se contente le plus souvent de déplacer la matérialisation.
Mais une technologie aussi transversale et aussi profondément appropriée que le numérique fonde aussi des pratiques sociales, des cultures, des manières de voir le monde. On peut alors aussi y trouver des manières nouvelles et fécondes, quoique minoritaires, de relier désir et raison, dépassement et intégration des limites.
L’innovation « disruptive », par exemple, dans sa formulation originelle par le chercheur Clayton M. Christensen[ii], décrit la manière dont un nouvel entrant déstabilise les entreprises établies en s’adressant délibérément au « bas » du marché, aux besoins simples que les acteurs en place négligent au profit de leurs produits et leurs clients les plus sophistiqués. Il s’agit donc d’une innovation « low tech » (ou « mid tech »), qui inclut généralement une transformation du « modèle d’affaires » de référence, c’est-à-dire de la manière dont on agence coûts, revenus et relations entre les acteurs de la chaîne de valeur. Même si la plupart des « disrupteurs » d’aujourd’hui n’ont rien d’écologique, ne peut-on y voir une source d’inspiration pour des innovations soutenables, d’un point de vue écologique comme économique ?
On pourrait ainsi analyser de nombreux projets « open source » comme des formes de disruption : un logiciel libre, une machine agricole du projet Open Source Ecology ne proposent pas les fonctions ou les gadgets les plus avancés, mais ils répondent aux besoins d’un grand nombre d’utilisateurs à des coûts très inférieurs à ceux de leurs concurrents classiques. Et ils s’enrichissent progressivement de l’apport collaboratif de leurs utilisateurs, qui trouvent aussi leur place dans le processus de conception et de production.
Les formes de plus en plus diverses de l’économie collaborative, ou « du partage », répondent elles aussi de manière intéressante à la nécessité de marier satisfaction des besoins, désir et réduction des impacts écologiques. Ceux qui y recourent cherchent d’abord à faire des économies, mais ils apprécient aussi les interactions qui accompagnent chaque transaction. Les études de l’Ademe[iii] et de l’Iddri[iv] relativisent certes les bénéfices écologiques, mais elles montrent qu’ils peuvent exister.
La « disruption » s’inscrit dans le modèle économique dominant, l’économie collaborative en partie, le « libre » beaucoup moins. Depuis trois décennies, le retour des « communs » dans le débat politique et économique est porté à la fois par des acteurs issus du numérique et de l’écologie. Les uns et les autres en montrent la nécessité et s’efforcent de le mettre en œuvre, parfois à très grande échelle (Wikipédia, la base de données cartographique Open Street Map). Cette mise en œuvre s’appuie sur un peu de technologie et beaucoup de contributions.
En dehors des « communs », il existe une autre manière d’éviter que les économies issues de la disruption du partage et de l’open source ne se réinvestissent intégralement dans plus de croissance : inventer d’autres formes de valorisation qui ne reposent pas sur un principe d’accumulation de richesse. C’est ce qu’exprime le renouveau des « monnaies alternatives », fortement [v]appuyé sur des plateformes numériques. Ces monnaies ne se content pas toujours de créer des circuits d’échange parallèles et plus ou moins clos, beaucoup d’entre elles explorent des « cycles de vie » vertueux de la valeur : certaines perdent de la valeur dans la durée, d’autres valorisent autrement l’échange (par exemple sur la base du temps ou du nombre d’objets échangés, indépendamment de leur valeur monétaire).
La plupart des modèles et des pratiques décrits ci-dessus ont pour caractéristique commune d’impliquer les « consommateurs » dans la production, souvent par de tout petits actes (conduire un véhicule partagé, corriger un article encyclopédique, signaler l’orientation d’un toit sur Open Solar Map) et parfois au travers d’actes plus engageants (contribuer à un crowdfunding, mesurer la qualité de l’air avec un « capteur citoyen » que l’on a pu fabriquer soi-même). Le numérique permet assez aisément de zoomer et dézoomer, de passer sans transition de son expérience personnelle à la vision globale, cartographique ou statistique, d’une situation. Il peut aider à répondre au défi constant de la cause écologique, son apparente abstraction, la déconnexion perçue entre les actes individuels et les interactions planétaires. Et le champ vivace des Civic tech[vi] s’efforce de reconnecter les gens à l’action collective, voire d’explorer des mécanismes de décision collective plus subtils que le vote traditionnel.
C’est dans ces interstices, ces fragiles têtes de pont, que l’on peut entrevoir un lien entre technologie et écologie qui ferait de l’économie circulaire autre chose que le prochain relais de croissance.
Tout cela suppose d’innover ; mais pas n’importe comment. La vision contemporaine de l’innovation a heureusement dépassé l’équation « innovation = technologie ». Il existe de l’innovation de design, de modèle d’affaires, d’organisation, sociale… Ces formes innovations sont essentielles si l’on veut voir émerger une économie réellement circulaire. Pour l’essentiel, cependant, le système d’innovation sélectionne les projets en fonction de leur profitabilité potentielle, et certainement pas de leurs « externalités » positives ou négatives : ce qui ne fait pas partie du calcul économique n’existe pas.
Ainsi, des décennies d’innovation verte ont produit énormément de projets intéressants, mais fort peu d’inflexions dans le rythme de dégradation de nos écosystèmes. Pourquoi ? Parce que l’impact écologique vient après la profitabilité, parce que chaque technologie verte (il s’agit principalement de technologies, cela fait partie du problème) s’insère en fin de compte dans des chaînes de valeur qui considèrent l’environnement comme une externalité ou au mieux, comme une contrainte juridique.
Peut-il en aller autrement ? Le projet « Innovation Facteur 4 » que mène la Fing dans le cadre du programme Transitions² cherche à le démontrer. Il part de deux hypothèses :
A partir de cette hypothèse, vérifiée par l’analyse de plusieurs projets, nous tentons de répondre à plusieurs questions-clés et d’y répondre en nous fondant sur la connaissance acquise dans d’autres domaines, par exemple celui de l’innovation sociale.
Première question : comment permettre à un innovateur qui met l’impact écologique au cœur de son projet d’exprimer son objectif de manière claire et crédible et de le mesurer, sans recourir à des méthodes d’analyse de cycle de vie trop complexes (voire inapplicables) pour un projet en phase d’émergence ? Le concept de « matérialités » mobilisé par les travaux sur le reporting intégré[vii], ou celui de « théorie du changement[viii] » utilisé par les innovateurs sociaux britanniques, permet d’isoler les leviers principaux et d’exprimer simplement des objectifs, tout en les rendant mesurables dans la durée. Nous y ajoutons une analyse sur deux axes[ix] : la « profondeur » (l’importance de l’impact au point auquel il s’applique) et la « largeur » (la diffusion possible de l’innovation).
Seconde question : comment faire en sorte que l’impact ne se perde pas en route, soit lors de son intégration dans une chaîne, soit dès le premier « effet rebond » ? Nous explorons la manière d’analyser les « dépendances » et la « robustesse » du projet et de ses impacts.
Troisième question : comment faire en sorte que la réussite du projet, son passage à l’échelle, ne finisse pas rapidement par mettre la question de l’impact au second plan ? Le champ de l’innovation sociale connaît bien cette question. Il y répond d’abord en affirmant qu’une innovation sociale doit l’être « dans ses moyens comme dans ses finalités », ce qui doit se traduire d’emblée dans sa gouvernance, dans la manière d’impliquer ses utilisateurs ou bénéficiaires, et dans l’intégration dans son modèle d’affaires d’une description de ses relations avec ses parties prenantes. Enfin, il considère que la croissance de l’impact invite à considérer d’autres chemins de passage à l’échelle que la croissance de l’entreprise elle-même[x] : open source, « communs », partage de connaissances, partenariats avec ou sans échange financier…
Il s’agit donc d’encoder l’intention, l’impact voulu, au cœur même du modèle économique, de la gestion quotidienne et de la gouvernance de l’entreprise innovante. En rendant cet « encodage » clair et intelligible, on rend possible le dialogue avec les formes émergentes d’impact investing. D’autres formes publiques et privées de financement peuvent également s’explorer, par exemple sur le modèle des « obligations à impact social »[xi].
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Si, comme le dit l’Ademe, l’économie circulaire « vise à̀ augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources et à diminuer l’impact sur l’environnement tout en développant le bien-être des individus », alors ce doit être une autre économie.
Introduire des éléments de circularité dans l’économie financière d’aujourd’hui produira au mieux des « relais de croissance » qui se focaliseront sur l’efficacité des ressources (gains de productivité) et le bien-être (au sens de « demande solvable ») au détriment du reste.
Mais en élargissant la perspective, en considérant autrement la relation entre technologie, innovation, pratiques sociales et écologie, il devient possible d’imaginer d’autres modèles économiques : des modèles qui, tout en visant l’équilibre économique, « internalisent » réellement et par construction l’objectif d’avoir un impact écologique positif profond, large et durable.
Ces modèles ont par essence une dimension systémique, ils relèvent donc bien de l’économie circulaire. Nous pensons qu’ils en sont même la condition.
[i] Fondation Ellen McArthur / World Economic Forum, “Intelligent Assets: Unlocking the circular economy potential”, 2016
[ii] Clayton M. Christensen, Michael E. Raynor, Rory McDonald, “What is disruptive Innovation?”, Harvard Business Review, 2015
[iii] Ademe, « Potentiels d’expansion de la consommation collaborative pour réduire les impacts environnementaux », 2016
[iv] Iddri, “L’économie collaborative, réservoir d’innovations pour le développement durable”, 2016
[v] Jean-Philippe Magnen, Christophe Fourel, Nicolas Meunier, « D’autres monnaies pour une nouvelle prospérité : mission d’étude sur les monnaies locales complémentaires et les systèmes d’échanges locaux », rapport, La Documentation française, 2015
[vi] Hubert Guillaud, “Civic Tech : les innovations démocratiques en questions« , Internet Actu, 2016
[vii] International Integrated Reporting Council (IIRC), “What? The tool for better reporting”
[viii] NPC, “Theory of Change: the beginning of making a difference”, 2012
[ix] Fing, « Caractériser l’impact écologique radical d’une innovation », 2016
[x] Commission européenne/OCDE, “Synthèse sur le changement d’échelle et la maximisation de l’impact des entreprises sociales”, 2016
[xi] Hugues Sibille, « Comment et pourquoi favoriser des investissements à impact social ? Innover financièrement pour innover socialement », Rapport du Comité Français sur l’investissement à impact social, 2014