Transitions², un an après (5/6) : De la disruption à l’intention

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Daniel Kaplan

By Daniel Kaplan


Où l’on montre que, sans intention, la "disruption" ne contribuera pas magiquement à la transformation écologique

Transitions², un an après (5/6) : De la disruption à l’intention

Résumons…

  • Le numérique, ce sont des pratiques sociales, une culture, et des dynamiques économiques, autant que des techniques.
  • En matière environnementale, il peut agir sur l’efficience des processus, leur bouclage, ou sur la réduction de la demande.
  • Plus son action se focalise sur un seul levier, un seul paramètre, moins elle produit d’effet… Suffit-il donc de tout « disrupter » pour produire les changements attendus ?

S’agissant du levier jusqu’ici le moins exploré, celui de la réduction de la demande, les nouvelles formes de « consommation collaborative » ont suscité beaucoup d’espoirs : si l’on partage son automobile ou ses biens d’équipement, si l’on revend ou donne les objets dont on ne se sert plus, peut-on imaginer qu’à terme, on produise moins d’automobiles, de perceuses ou de petites robes ? Le projet PICO[1] piloté par l’Iddri invite à relativiser ces effets : « tous les projets de l’économie collaborative n’ont pas un impact positif du point de vue environnemental et social. La nature des biens échangés ou les déplacements induits sont par exemple clefs pour anticiper le bilan environnemental de ces pratiques. » En outre, « certains projets de l’économie collaborative apportent de nouvelles solutions au développement durable, mais sont confrontés à des enjeux de développement et à des difficultés pour travailler avec les pouvoirs publics. Ces difficultés tiennent au fonctionnement en silos des administrations ou à la concurrence entre les nouvelles pratiques et des pratiques plus anciennes[2] . »

Il existe dans la théorie de l’innovation « disruptive » des principes qui parlent aisément à un public sensible aux valeurs écologiques : se focaliser sur les besoins de base, proposer des offres simples, utiliser des technologies matures plutôt qu’avancées… Mais les « disrupteurs » cherchent plutôt à conquérir un marché en fragilisant les acteurs établis, qu’à sauver la planète. Leur objectif prioritaire est, et restera, de valoriser leur entreprise. Même parmi les entreprises de l’économie collaborative, l’étude « Listening to Sharing Economy Initiatives » révèle que « si 94% des entreprises visent à produire un impact environnemental et social positif, 25% seulement d’entre elles le mesurent. »

Pas de transition écologique sans intention

Ainsi, les forces de la disruption numérique, capables de transformer en quelques années les secteurs les mieux établis, ne produisent guère de résultats sur le front écologique, même quand ses acteurs en expriment l’intention. Pourquoi ?

La recherche sur le lien entre innovation radicale et transformation écologique nous aide à répondre. D’une part, toute proposition innovante émerge dans un « système d’innovation » (composé d’un réseau d’acteurs et d’institutions, d’une culture, de méthodes, d’indicateurs, de normes et de règles écrites ou non…) qui la sélectionnera ou non selon qu’elle respecte ou non ses critères : il existe toujours un degré d’innovation qui dépasse les limites, même larges, que le système considère comme admissibles. Ici, la limite est dans doute celle de la décroissance (au sens le plus large) : comment sélectionner une proposition qui répond peut-être parfaitement à un besoin, mais en produisant moins de valeur économique et en choisissant délibérément de maximiser son impact social et environnemental plutôt que son profit ? Seuls les dispositifs de soutien à l’entrepreneuriat social savent reconnaître de tels projets, mais ils ne leur permettent que très rarement de passer à la grande échelle.

Il arrive cependant que des innovations radicales, profondément transformatrices, s’imposent malgré le conservatisme inhérent aux systèmes d’innovation. La théorie néo-schumpeterienne des « vagues d’innovation[3]  » décrit ainsi 5 cycles de « destruction créative » intervenus depuis la révolution industrielle, chacun sous l’influence d’un changement de « paradigme techno-économique » : la mécanisation et la fabrique ; la machine à vapeur et le chemin de fer ; l’électricité et l’ingénierie lourde ; le pétrole, l’automobile et la production de masse ; le numérique. Chacune de ces vagues submerge la précédente parce qu’elle est capable de produire une « poussée de développement » : son paradigme reste celui de la croissance économique et du monde infini.

Or la transition écologique ne relève pas d’une « poussée de développement », parce que ses buts sont normatifs et extérieurs à l’économie. Par conséquent, même les systèmes d’innovation les plus ouverts aux transformations radicales auront du mal à soutenir des projets dont une transition écologique ambitieuse (de type « facteur 4 ») est réellement l’objectif. Par conséquent, expliquent les chercheurs Daniel Hausknost et Willi Haas dans le cadre du projet européen Neujobs, il faut faire en sorte qu’un nouveau système d’innovation intègre de manière délibérée des mécanismes de sélection appuyés sur des indicateurs extra-monétaires et qui « internalisent l’anticipation des pressions extérieures », le changement climatique et l’épuisement des ressources[4] .

Mais comment réaliser cet exploit ?

Encoder les intentions

Tirant les conséquences de leur analyse, Hausknost et Haas suggèrent de focaliser l’innovation sur « les mécanismes sociaux de décision et de pilotage » (social steering), en particulier ceux qui permettraient de traiter des questions complexes et conflictuelles : arbitrer entre des objectifs de croissance et d’autres objectifs, entre intérêt général et liberté individuelle, « encadrer l’univers des choix » que les individus peuvent faire en matière de consommation (choice editing)…

Le numérique a toujours été un creuset d’innovation dans les mécanismes de mobilisation, de discussion politique et de décision démocratique. Pour une part, cette innovation s’appuie sur l’appropriation voire le détournement, par leurs utilisateurs, des outils et plateformes de l’internet et du web : organiser des mobilisations par SMS ou via les réseaux sociaux, déplacer les lieux de la discussion politique vers d’autres forums, révéler ou dénoncer des pratiques sur Youtube… Mais les « Civic Tech » désignent également un nombre sans cesse croissant d’initiatives personnelles, associatives ou entrepreneuriales, qui « réinterrogent la démocratie par le levier de la technologie » : engagement citoyen, participation à l’élaboration des décisions et aux choix, coproduction locale, financement participatif, interpellation, contrôle de l’action publique… Certes, comme le dit le chercheur Loïc Blondiaux, « le seuil critique à partir duquel le système politique commencera à trembler sur ses bases n’est nullement atteint. » Mais Blondiaux lui-même admet qu’elles pourraient préfigurer un monde où « les possibilités de dialogue, de coopération, de mobilisation et de participation des citoyens au processus de décision, à toutes les échelles, seraient décuplées. » En aidant à instruire et prendre les décisions difficiles, l’innovation démocratique est l’un des chemins par lequel le numérique pourrait contribuer à la transition écologique.

 

Au-delà de la disruption des startups, des intentions fécondes appuyées par le numérique sont également à l’œuvre ailleurs, dans l’univers complexe, conflictuel, protéiforme et infiniment créatif de l’open source et des makers, des collaborations horizontales et de proximité, des activistes citoyens et des « communs » : coproduction et partage de données, modèles alternatifs d’échange (partage, monnaies alternatives…), innovations écologiques open source, systèmes d’échanges locaux… Transitions² a plusieurs fois exploré le potentiel écologique des approches ouvertes et coopératives du numérique, que ce soit lors de la manifestation fOSSa (Nantes, septembre 2015), du Forum des Usages Coopératifs (Brest, juillet 2016), ou encore lorsque Without Model s’est intéressé aux « modèles d’affaires ouverts pour le développement durable ».

Innovation radicale ou disruptive, innovation décisionnelle et démocratique, innovation ouverte et collaborative… Le défi « Innovation Facteur 4 » que Transitions² a lancé fin juin 2016 s’efforcera de relier tous ces fils autour d’un objectif commun : identifier la place et la forme de l'innovation radicale dans la recherche d'une transition écologique de grande échelle.
 

Prochain billet : Transitions², maison commune
Où l’on reconnaît les manques de Transitions², en tire des conclusions et vous invite à devenir acteur de son avenir.

 


[1] « Pionniers du collaboratif », Iddri, ESCP-Europe, Universités Paris Sud et Paris Dauphine, Zero Waste France et Ouishare

[2] Le décloisonnement des organisations publiques et la confrontation-collaboration des cultures font l’objet d’un des défis de Transitions2, « Agir Local ».

[3] Lire par exemple Carlotta Perez, « A Green and Socially Equitable Direction for the ICT Paradigm », 2012