Un article de la Fing et l'Iddri publié dans la revue "Responsabilité et environnement" des Annales des Mines (juillet 2017)
(...) Pris dans toute sa diversité, et donc allant bien au-delà des seules solutions passant par l’informatique et les calculs auxquels on le réduit encore trop souvent, le numérique nous invite à explorer d’une tout autre façon les chemins de la transition écologique en investissant les dimensions sociales et collectives de cette transformation.
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Article publié dans le numéro de juillet 2017 de la série Responsabilité & Environnement des Annales des Mines.
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La transition écologique est un horizon incontournable pour nos sociétés, la transition numérique est, quand à elle, la grande force transformatrice de notre époque. La première sait raconter son but, mais peine à dessiner son chemin ; la seconde est notre quotidien, une force permanente de changement, mais qui ne poursuit pas d’objectif collectif particulier. L’une a le but à atteindre, l’autre le chemin à emprunter : chacune de ces deux transitions a besoin de l’autre ! Et pourtant, leurs acteurs évoluent trop souvent dans des sphères séparées, sans réaliser pleinement la puissance transformatrice qu’aurait leur convergence.
Comment dès lors faire converger ces deux grandes transitions contemporaines ?
Commençons tout d’abord par clarifier ce que nous entendons par le terme « numérique ».
Dans les entreprises comme dans l’action publique, les acteurs de l’écologie et ceux du numérique sont confrontés à une même difficulté : les transformations dont ils sont porteurs sont transversales. Elles touchent tous les métiers et toutes les dimensions des organisations. Elles relèvent à la fois de la technique, des pratiques quotidiennes et des formes d’action collective. Dès qu’on les spécialise, on les stérilise.
Ainsi l’apport du numérique à la transition écologique
est-il trop souvent considéré sous le seul angle technique, celui du « smart », de l’optimisation des processus pour augmenter la productivité des ressources (avec, par exemple, l’utilisation de capteurs pour améliorer le pilotage de réseaux d’eau ou d’éclairage public...).
Or, si le numérique prend aujourd’hui une telle place, c’est parce qu’il est aussi beaucoup d’autres choses. En effet, le numérique, c’est aussi :
Pris dans toute sa diversité, et donc allant bien au-delà des seules solutions passant par l’informatique et les calculs auxquels on le réduit encore trop souvent, le numérique nous invite à explorer d’une tout autre façon les chemins de la transition écologique en investissant les dimensions sociales et collectives de cette transformation.
Comment ce numérique, dans toutes ses dimensions, peut-il se mettre au service de manières plus durables de produire, de consommer des objets et des services ou de se déplacer ? Et, comment, sur cette base, des politiques et des stratégies de transitions écologique et énergétique peuvent-elles intégrer une « perspective numérique » ?
Il y a là pour l’écologie à la fois une nécessité et une source d’opportunités à explorer, qui nous paraissent aussi complexes qu’excitantes. Mais cela nécessite, en tout premier lieu, de clarifier les liens existants entre ces deux transitions.
La communauté écologique, construite en partie sur une critique de la technologie et de la croissance, se méfie des promesses d’innovations techniques. Elle a tendance à se focaliser sur les déchets générés par la production d’objets, sur la consommation énergétique et sur les risques d’effets rebond (c’est par exemple le cas de l’amélioration des technologies automobiles qui a été aussitôt réinvestie dans davantage de puissance et de confort).
Elle n’a pas tort, car, dans le système actuel, l’empreinte écologique liée à la fabrication et à l’utilisation du matériel numérique via Internet est colossale (Voir à ce sujet les travaux du G.D.S EcoInfo du CNRS). Et la dynamique actuelle de son développement intensifie ces impacts : ainsi, la demande croissante de puissance de calcul rend les équipements très vite obsolètes, alors même que l’on sait que leur fabrication concentre une bonne part des impacts environnementaux du numérique. Les évolutions vers un Cloud généralisé et les objets connectés pourraient démultiplier la consommation énergétique liée à la gestion des données et à leur utilisation (serveurs...).
Cela milite sans conteste en faveur d’une nouvelle approche : le monde du numérique doit mieux intégrer l’enjeu écologique à la fois dans la conception de ses services et dans sa contribution à la société, c’est ce que nous avons développé dans le projet Ecology by design.
Par ailleurs, le numérique, même lorsqu’il prend, par exemple, la forme de plateformes collaboratives d’échange de biens, ne permet pas à lui seul de changer nos « logiciels » de consommation, et donc de réduire notre consommation de ressources, comme l’a démontré le projet PICO (la revente sur Internet permet, par exemple, à certains usagers d’augmenter la fréquence de leurs achats d’objets neufs). Le numérique est aujourd’hui le support technique privilégié de nos modes de vie, que nous savons trop dispendieux pour l’équilibre de notre planète. Et, dans notre système actuel, le risque demeure que les gains d’efficience apportés par le numérique soient réinvestis dans toujours plus de consommation et de croissance matérielle, un phénomène que nous constatons depuis des décennies.
Mais la communauté écologique doit élargir son regard sur le numérique, car celui-ci est aussi porteur de promesses. En effet, il outille autant la mesure et la compréhension des phénomènes climatiques ou des pollutions quotidiennes par l’intermédiaire d’applications individuelles, que la montée en puissance de formes partagées de mobilité ou de consommation ; les « sciences citoyennes », comme le recensement collaboratif de la biodiversité, que les projets open source et low tech en matière d’énergie ou d’agriculture ; les mobilisations massives (telles que 350.org) que l’organisation complexe des flux de l’économie circulaire. Nos actions en faveur de l’écologie ont beaucoup à gagner à s’appuyer sur le numérique en matière d’information, d’implication des citoyens et des parties prenantes, de collaboration, d’organisation, de passage à l’échelle…
De leur côté, les acteurs du numérique ont une perception d’eux-mêmes marquée par l’immatérialité et l’efficience, et se considèrent écologiques, par nature. Portés par une dynamique d’innovation permanente allant dans toutes les directions, ils voient d’abord les opportunités et bien plus tard les risques. On n’innove pas sans un brin d’optimisme. Certains de ces acteurs nourrissent progressivement leur soif d’innovation par les défis écologiques qui nous font face. Nombreux sont les innovateurs qui s’attaquent aujourd’hui aux défis écologiques en s’appuyant sur la dématérialisation, sur le partage, la réduction des déchets et les changements de comportement (pensons aux CivicTech) ou en cherchant à « disrupter » divers marchés (ceux de l’énergie, de la mobilité ou de la production et de la distribution des objets).
Néanmoins, aussi puissante que soit leur idée, ils ne sont généralement pas outillés pour mesurer la réduction des impacts qu’ils promettent en toute bonne foi (Comme nous l’observons dans le cadre du projet « Innovation Facteur 4 »)
Or, dans un système d’innovation encore entièrement focalisé sur le potentiel de croissance et de rentabilité des entreprises, si l’impact écologique n’est considéré que comme une externalité positive, sa réduction ne résistera pas aux premières difficultés, ni aux premières évolutions stratégiques.
Même si le rapprochement entre numérique et écologie reste fragile, des connaissances et des méthodes structurantes émergent dans plusieurs domaines. Ainsi le « green IT » s’appuie-t-il sur des méthodes assez solides pour réduire l’empreinte écologique de l’informatique des grandes entreprises. Plusieurs études ont démontré le potentiel du covoiturage et de l’autopartage sur de courtes distances, ainsi que celui des systèmes « multimodaux » intégrant les modes actifs de mobilité pour rendre celle-ci plus « durable ». Le projet « Agir Local » montre comment, dans les collectivités locales, les personnes en charge des sujets écologiques et numériques peuvent utilement travailler ensemble.
En matière d’innovation, le projet « Innovation Facteur 4 » démontre comment des outils existants peuvent aider innovateurs et investisseurs à placer sérieusement l’impact écologique au coeur de leur projet. Et nous avons observé qu’en permettant la participation et la mobilisation des citoyens localement, par l’intermédiaire de plateformes de budget participatif comme à Paris, ou au travers de plateformes de crowdsourcing urbain ou de financement participatif, le numérique peut soutenir cette activité citoyenne si essentielle pour arriver à mettre en oeuvre une transformation écologique qui nous engage tous.
Si de nombreuses questions subsistent, nous en savons déjà suffisamment pour commencer à agir et à faire converger ces deux transitions.
Pour que les innovateurs du numérique se tournent massivement vers la transition écologique, il faut une intention ferme qui soit inscrite au coeur du modèle d’affaires des acteurs et qui s’appuie sur un « système d’innovation » qui mesure le succès à l’aune d’autres indicateurs que les seuls indicateurs financiers. Comment ? En modifiant, tout d’abord, les outils de sélection et de soutien mis en oeuvre tant par les acteurs publics que par les acteurs privés (1), et, également, en faisant évoluer nos outils de mesure de la valeur et des impacts.
L’objectif est double : concevoir des solutions numériques qui n’alimentent pas une dynamique d’obsolescence et de hausse des consommations énergétiques et orienter les finalités des projets innovants vers la transition écologique. L’État, en initiant les incubateurs de la GreenTech, semble avoir compris la nécessité d’un tel effort.
Mais centrés comme ils le sont sur leur outil et leurs propositions de valeur, les innovateurs n’ont pas forcément la visibilité ni la « main » sur les interactions complexes que vont créer leurs « solutions », ou dont elles vont dépendre. Au-delà de la question des effets rebond, une innovation ne produira pas les résultats escomptés en l’absence d’un système lui permettant de s’épanouir : par exemple, une application de covoiturage sur courtes distances ne peut produire de grands résultats, si elle ne s’inscrit pas dans un système de mobilité organisé à l’échelle du territoire. Leurs solutions n’apporteront des gains que si elles s’inscrivent dans un système adapté, dans un cadre vertueux. À différents niveaux, ce doit être le rôle des pouvoirs publics que d’agir sur ces cadres.
Les collectivités locales ont certainement un rôle clé à jouer pour soutenir et intégrer les innovations du numérique les plus profitables au développement durable de leur territoire. Nos travaux montrent quelques directions en la matière. Elles doivent oeuvrer progressivement à mieux connaître et à mieux appréhender ces nombreuses innovations, pour être à même d’identifier celles qui pourraient apporter des solutions complémentaires et utiles à ce que les collectivités mettent déjà en oeuvre dans les différents secteurs urbains. Organiser la mutualisation entre acteurs publics et l’échange d’expériences est une nécessité si l’on veut pouvoir faire face efficacement au flux continu d’innovations qui déferle sur des collectivités locales à la recherche de soutien. Et la multiplication des échanges doit également permettre de surmonter des différences culturelles entre entrepreneurs et autorités publiques qui souvent compliquent leur travail commun.
Les collectivités doivent également savoir soutenir les expérimentations locales afin de les orienter vers des objectifs de développement durable et leur donner la possibilité de tester leurs innovations et de comprendre les enjeux d’une diffusion plus large de celles-ci. Cela est d’autant plus critique que, souvent, les solutions les plus alignées sur l’intérêt général sont celles qui ont le plus de mal à se développer seules. Derrière le mot valise d’expérimentation se jouent des changements plus profonds qui sont liés à la culture numérique : le principe d’itération, l’acceptation de l’échec pour mieux apprendre, l’ouverture et le partage de données pour mieux évaluer et comprendre les expériences… C’est, par exemple, une des ambitions d’Etalab que d’essayer d’inoculer au sein de l’État cet état d’esprit, sans lequel il ne saurait y avoir de réelle transformation par le numérique.
Les solutions du numérique et de l’économie collaborative représentent un réservoir d’innovations dans lequel les pouvoirs publics peuvent puiser pour renouveler leurs services publics. Par exemple, la politique du recyclage devrait progressivement amener à tisser des liens avec les plateformes d’échange de biens. Collaborer avec ces nouveaux acteurs, notamment lorsque ce sont des plateformes, nécessite toutefois de nouvelles formes de gouvernance et de partenariat qui sont à inventer, ce qui soulève de nombreuses questions quant au nouveau contrat social urbain à élaborer.
Enfin, les stratégies et les politiques de soutien à l’innovation numérique doivent devenir à la fois plus exigeantes et plus créatives. Plus exigeantes, en abordant la question de leur empreinte écologique et de leurs impacts potentiels, positifs comme négatifs. Plus créatives, en s’intéressant moins exclusivement à la performance technologique et économique et davantage à l’exploration de modèles alternatifs : l’open source comme vecteur de diffusion de solutions vertueuses ; le partage, la collaboration et les « communs » comme alternatives positives à la surconsommation ; le « pair à pair » et les systèmes d’échange alternatifs...
Au-delà de ces principes, l’alliance féconde entre l’écologie et le numérique invite chacun à se transformer de l’intérieur. La « tech » doit s’inventer un agenda d’innovation qui prenne en compte la finitude du monde, et les « écolos » doivent se saisir de l’incroyable force de transformation du numérique. Depuis un an, le programme (14) Transitions² lancé par un certain nombre d’acteurs, dont la Fing et l’IDDRI, explore les changements apportés par l’alliance de l’écologie et du numérique, mais aussi la manière dont cette alliance nous change nous-mêmes.
Mais nous n’en sommes qu’au tout début. Nous entendons aujourd’hui inviter d’autres acteurs issus de l’écologie et du numérique à nous rejoindre pour que nous réexaminions ensemble leurs priorités.
(1) Ceux-ci font l’objet d’un double travail avec Bpifrance : la parution en 2015 (et désormais l’usage par les chargés d’affaires de Bpifrance) du référentiel « Innovation nouvelle génération » et la réalisation (en cours) d’un travail, « Innovation Facteur 4 ».