Nous avons collectivement mené un atelier exploratoire permettant d'identifier promesses et controverses (1er mars 2017), puis produit des scénarios extrêmes qui radicalisent les points de vue (31 mai).
Parallèlement à ce travail d'intelligence collective, un travail de cartographie de controverses a été conduit avec des élèves ingénieurs (mars-juin 2017). Cette méthodologie éprouvée par un ensemble d'établissements d'enseignement supérieur (notamment dans le cadre du programme international Forccast) permet d'entrer dans la complexité d'un sujet, d'identifier et cartographier le jeu d'acteurs, les termes du débat (arguments), la chronologie, sur la base d'une recherche documentaire et scientifique poussée, puis de la restituer de façon compréhensible pour un public non-expert.
Deux sujets de controverses ont été ainsi étudiés :
- Mines ParisTech a exploré la question du « droit à la réparation » et produit un site web rendant compte de cette première controverse ;
- Telecom ParisTech a exploré la question de la « place des humains dans l'"usine du futur » et produit trois formes fictionnelles (sonore, théâtrale et filmique) pour rendre compte de cette deuxième controverse.
Après ces différentes explorations, il nous semble que les controverses "Usine du futur, développement durable et numérique" n'existent pas encore vraiment dans l'espace public ni dans le débat scientifique. À la différence de ce qui se joue dans d'autres champs (le numérique dans l'éducation, les libertés individuelles), l'usine du futur ne mobilise aujourd'hui que les spécialistes de son déploiement; tandis que les spécialistes de l'économie numérique, par exemple, connaissent assez peu l'industrie "classique", les uns comme les autres maîtrisant souvent assez mal les enjeux environnementaux.
De son côté, l'ADEME agit « traditionnellement » sur les croisements entre industrie et développement durable, tandis que la FING conduit avec son programme Transitions2 une exploration des croisements entre transition écologique-énergétique et numérique. Il s'agit donc ici d'explorer les potentiels et les limites d'un sujet nouveau croisant "Usine du futur, développement durable et numérique".
Le travail sur les controverses, s'il permet d'enrichir la lecture d'un sujet, permet aussi de le faire mûrir et de le rendre plus lisible : ainsi a-t-on vu depuis plusieurs années la vision très technicienne de la "smart city", à l’échelle mondiale, faire l'objet de vigoureux débats et remises en cause, du fait de son caractère trop instrumental et "clés en mains". Il s'est agi de confronter les moyens numériques aux enjeux principaux des villes, notamment sur le plan de l'énergie, des mobilités et de la consommation des ressources, et de mieux intégrer ces propositions aux projets urbains et aux bénéfices espérés en termes de développement durable. L'usine du futur peut-elle suivre le même cheminement ? C'est ce que nous espérons en la mettant en débat.
Lors des ateliers réalisés au sein de ce cycle prospectif, la question du périmètre du numérique est apparue assez vite : au sein même des grandes entreprises industrielles (dans l'automobile par exemple), les responsables du "digital" sont souvent assez éloignés des "usines". Les uns se focalisent sur les procédés, les process et les systèmes techniques (informatique, réseaux, capteurs...) qui permettent une meilleure performance industrielle; les autres explorent le potentiel des data et des systèmes numériques, mais aussi les mutations des usages numériques, pour développer de nouveaux services, de nouvelles relations et coopérations. Les mutations numériques sont loin d'être seulement techniques, et quand elles le sont, elles mobilisent surtout des technologies matures; mais ce sont aussi des transformations politiques, économiques, sociales et territoriales. Cette précision est nécessaire pour penser l'usine dans son territoire ou l'usine en relation avec ses environnements humains (interne et externe).
L'exploration du sujet révèle des attentes éparses des industriels à l'égard du numérique, souvent traitées de manière disjointe. Un premier recensement de ces promesses « numériques-environnementales » potentielles est résumé ici :
Optimiser la consommation – Usine sobre
Améliorer le cycle de vie – Usine agile
Réduire les déplacements, renforcer la proximité – Usine proche
Réduire les déchets et la pollution – Usine propre
Cet ensemble pourrait constituer la base d'une vision plus systémique de l'usine du futur.
Sont proposés ci-après plusieurs énoncés de controverses potentielles qui synthétisent le travail d’exploration collective mené : ils sont délibérément radicaux et très simplifiés, de façon à aiguillonner les débats.
Ces controverses potentielles concernent donc à la fois le rôle du numérique et ses difficultés propres, la dimension sociale et les mutations du travail, les défis environnementaux voire l'usine en elle-même.
L'exploration permet de qualifier un ensemble de promesses très riches, mais orphelines : personne ne les porte aujourd'hui, leur récit n'existe pas encore réellement, chaque acteur les raconte séparément et à sa façon. On voit apparaître une série de "solutions numériques" dont beaucoup sont probablement pertinentes pour les industriels qui les adoptent, mais elles ne forgent pas une vision partagée du développement de l’usine du futur.
L'usine du futur et ses attributs qualifiés plus haut (5.2) sont pourtant porteuses de réponses à de nombreux défis environnementaux, territoriaux, systémiques. Mais les réponses semblent préexister aux questions et à une qualification des enjeux.
Il semble donc nécessaire de construire une vision globale, une ambition collective permettant de fédérer les efforts et de relier l'usine du futur à des finalités d'intérêt général dont l’environnement; et de définir un cadre d'interprétation qui permette aux acteurs (politiques publiques nationales et territoriales, porteurs d'actions collectives, industriels) de situer leurs actions: si toutes les parties prenantes s'accordent sur les principaux critères de qualité environnementale d'un projet "usine du futur", les acteurs de politiques publiques pourront cadrer leur action, les industriels leurs projets, les fournisseurs de l'usine du futur leur offre.
Le travail sur les controverses, en faisant débattre technologie et société, contribue à souligner que ce sujet est aussi une question de culture (par exemple, culture de la donnée, culture environnementale) et pas seulement de process et d’efficience. C'est à la fois une question de décloisonnements internes (numérique, industrie, développement durable), de communautés de pratiques, de formation initiale et continue, et de culture des dirigeants.
Il met également en lumière l'existence encore modeste d'un champ d'innovation, en quête de sens et de visibilité. Les enjeux sont à la fois la nécessité d'une innovation ouverte, tirant parti de la modularité et de l'agilité de l'innovation numérique, et de la prise en compte par cette innovation de la dimension environnementale.
Un travail sur l'innovation se confrontera au contraste entre la difficulté de la transformation et de la mutation des acteurs existants, contraints de gérer les actifs existants, et les dynamiques de création.
À mesure que le numérique pénètre dans l'usine comme dans la société, il les structure, notamment par le code et les algorithmes. Sa capacité normative, le fait qu'il "codifie" les informations et les processus, peut venir à l'appui des normes environnementales (et sociales), aussi bien dans l'usine que dans son environnement.
Dernier enseignement, la nécessité de porter plus clairement la vision d'un numérique humain, sociétal, territorial et environnemental, ne se réduisant pas à la dimension technologique mais prenant en compte la richesse des potentiels de la transformation numérique ainsi que ses écueils.