Où l’on cherche à comprendre pourquoi il n’est pas si facile de faire converger numérique et écologique.
Résumons…
- L’appel lancé par le programme Transitions² a été entendu.
- En un an, nous n’avons pas chômé.
- Nous n’avons cependant pas résolu le problème du changement climatique (quelqu’un l’aurait remarqué)… Le rapprochement entre numérique et écologique serait-il plus difficile qu’on ne le pense ?
Lors de la conférence « Développement durable 2.0 » de l’Iddri (23 juin 2016), la Commissaire générale au développement durable Laurence Monnoyer-Smith racontait combien le caractère transversal des enjeux environnementaux les rendait difficiles à partager avec d’autres départements ministériels, pourtant tout aussi concernés que le ministère de l’Ecologie. Cette chercheuse reconnue sur le sujet de la démocratie électronique aurait pu dire la même chose du numérique. Deux sujets profondément transversaux et transformateurs, d’une certaine technicité (mais pas forcément supérieure à celle d’autres domaines de l’action publique ou de l’entreprise), qui luttent depuis 20 ans pour ne pas rester enfermés dans des organigrammes et des politiques spécialisées. Cela pourrait créer des liens, cela crée au contraire une difficulté à se parler, voire une forme de concurrence : qui sont ces gens qui pensent que seule leur transition importe ?
Cette tension entre numérique et écologie a aussi une histoire et des fondements qu’il faut prendre au sérieux.
Dans Aux sources de l'utopie numérique (C&F Editions, 2012), Fred Turner raconte comment, au tournant des années 1970, la démarche écologiste se sépare entre un courant politique et un autre centré sur la transformation de soi, lequel rencontrera vite la pensée cybernétique. Les lignes de partage sont bien sûr devenues plus complexes en 50 ans, mais elles subsistent. Parce qu’il se perçoit à la fois comme immatériel et efficient, le numérique se décrit volontiers comme « naturellement » écologique. Tandis que l’écologie politique, qui déconstruit depuis son origine la mystique de la technique, du progrès et de la croissance, en voit plus volontiers les effets négatifs ou pervers.
Nous nous sommes ainsi vite rendus compte que toute conversation sur la « convergence des transitions » devait, au préalable, aborder la question de l’empreinte écologique du numérique lui-même. Nous pensions que la qualité des travaux sur le sujet (en particulier autour du GDS EcoInfo) suffirait à donner la direction. Mais le « Benchmark Green IT » réalisé par le Club Green IT et le Cigref dans le cadre du programme Transitions² nous a démontré que, même sur ce sujet-là, il n’existe que des réponses complexes qui empruntent à la fois à la technologie, à l’économie, au management… Et qu’à chaque progrès pouvait succéder un recul : de l’aveu même des directeurs informatiques les plus engagés, les vagues actuelles du Big Data et de « l’Internet des objets » (sans même parler de la blockchain) sont à l’opposé de toute idée de frugalité informationnelle et technologique.
Si, cependant, l’usage du numérique permettait de réduire de manière significative l’impact écologique des autres domaines de l’activité humaine, le jeu en vaudrait quand même la chandelle. Un grand nombre d’organisations[1], de rapports, d’entrepreneurs, s’efforcent de démontrer et de mesurer l’apport du numérique dans le « découplage » entre croissance et consommation de matières premières, production de déchets, émissions de CO2. Cette combinaison entre le « Green IT » (la minimisation de l’empreinte écologique du numérique) et « IT for Green » résume à peu près l’état de l’art sur le lien entre numérique et écologie.
Or il nous est vite apparu nécessaire de chercher plus loin, pour deux raisons.
En premier lieu, la multitude des innovations et des initiatives IT for Green ne semble pas beaucoup ralentir la croissance des émissions de CO2. Historiquement, la période de forte accélération des émissions de CO2 (depuis 1990) correspond assez précisément à celle de la numérisation générale de nos sociétés et de nos pratiques. Corrélation n’est pas causalité, mais cela suffit sans doute à démontrer que le numérique ne constitue pas la solution magique aux problèmes climatiques !
Evolution annuelle des émissions mondiales de CO2
associées aux combustibles fossiles et à l’industrie
(source : Global Carbon Project ; le ralentissement de 2014 - 2015 étant juste une estimation - signale-t-il un retournement de tendance, ou reflète-t-il juste le ralentissement de l’économie chinoise ?)
Cette corrélation a une cause profonde : le numérique, tel qu’il se développe, est le produit (et, pour certains, l’emblème) du système de développement à l’origine de la crise climatique et écologique. A l’intérieur de ce système, les gains que le numérique a permis de réaliser ont été intégralement réinvestis dans la croissance : par exemple, la dématérialisation supprime toute incitation à limiter la consommation d’une ressource, tandis que l’amélioration de la productivité des ressources a permis – pour à peu près le même prix – d’enrichir les produits, d’en diversifier les gammes et d’en accélérer le renouvellement. Ce que l’on nomme « effet rebond » prend racine au cœur de nos mécanismes économiques.
La question des effets rebond ne concerne naturellement pas que le numérique, mais au fond toute l’innovation « verte ». On en retrouve l’écho dans le programme « Green Tech » lancé en février 2016 par les ministres de l’Ecologie et de l’Economie, sans doute en partie inspiré par Transitions² [2], qui a ultérieurement ressenti le besoin d’ajouter d’ajouter « Verte » à son nom : pour franciser le nom du programme, sûrement, mais peut-être aussi pour laisser entendre que certaines green techs n’étaient pas si vertes que ça, qu’il faut chercher au-delà des solutions tech ?
De fait, tout en restant focalisé sur le lien entre transition numérique et écologique, Transitions² a progressivement intégré plusieurs réflexions et actions portant sur l’innovation : « Respire ta Ville » avec le Réseau des villes santé de l’OMS, « Définnnovation Mobilités Actives » avec le Club des villes et territoires cyclables, et tout récemment le lancement du défi « Innovation facteur 4 », sur lequel nous reviendrons.
Prochain billet : Une transition systémique plutôt que technologique
Où l’on voit que l’apport du numérique à l’écologie ne peut pas se limiter à la dimension technique.
[1] Citons par exemple la Global eSustainability Initiative et le World Business Council for Sustainable Development, mais aussi la Fondation Ellen MacArthur qui se focalise sur l’économie circulaire.
[2] Le programme se fixe en effet pour mission d’organiser « la rencontre de la révolution numérique et de la révolution de la transition énergétique. »